CAP
LC 2008
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Première partie : Critique de la raison indignée Les mouvements dindignés se multiplient dans le monde. Dans le meilleur des cas, ils traduisent de la sincérité, du courage et de lengagement. Il y a aussi une dose de bonne conscience, de démagogie, de populisme. Surtout, le véritable enjeu de ce mouvement nest jamais abordé. Car, au fond, quest-ce que la dignité humaine ? Lexpérience montre que les mouvements protestataires et contestataires sans idéal positif aboutissent souvent à aggraver les maux quils dénoncent. Nous proposons donc ici une critique de la raison indignée et une esquisse dune théorie globale de la dignité. « Indignez-vous ! », le manifeste de Stéphane Hessel[1], est le cri dune génération de jeunes gens en colère, « les indignés ». Le texte fut suivi de soulèvements énormes dans le monde arabe, puis des « indignés » ont fustigé laustérité dans le monde entier. Lindignation de Hessel est-elle prophétique ? La décennie 2001-2010 avait promu la culture de la paix, et les efforts pour favoriser la détente, lapaisement, le consensus. Les prochaines années seront-elles des années dindignation ? Est-ce souhaitable ? Critique de la raison indignée Hessel déteste lindifférence et exalte la responsabilité. Parfait. Mais, comme disait labbé Pierre : « Quand on sindigne, il convient de se demander si lon est digne. » Personne ne conteste à Stéphane Hessel sa stature. Lhomme a laissé parler son cur, il est méritant. Sa sincérité est indubitable, est-elle un gage de sagesse ? Hessel sadresse prioritairement à des populations jeunes et manipulables, non sans démagogie. Lindignation se justifie parfois. Erigée en posture ou en idéologie, elle est suspecte. Gyorgy Balint disait : « Je mindigne, donc je suis. » Cette indignation comme sensation dexister appelle de notre part une critique de la raison indignée. Quelle est la généalogie de lindignation ? Lhistorien Marc Ferro a écrit Le Ressentiment dans lhistoire[2], alors que le philosophe allemand Peter Sloterdijk, dans Colère et temps[3], évoque les courroux récurrents de lhistoire. La première figure de lindigné, cest Caïn. Dans Genèse 4, Caïn a des raisons naturelles de sindigner : son cadet Abel a su faire une offrande et lui, laîné, est écarté par Dieu. Cest injuste et arbitraire. Caïn vivait cela. Longtemps diabolisé et réprouvé, Caïn a été réhabilité par les courants de pensée humanistes et matérialistes, pleins dindulgence pour ce cousin du rebelle Prométhée. Lord Byron lui consacrera un poème, Baudelaire lui emboîtera le pas avec son cruel Race dAbel, race de Caïn. Certaines théologies peignirent un Caïn foncièrement méchant aux uvres injustes, tuant lirréprochable Abel. Ces procès manichéens oubliaient que Dieu a tout fait pour que Caïn se dignifie, au cur même de son indignation contre son frère. « Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu nes pas bien disposé, le péché nest-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer ? » Gn 4.6-7 Ici, Dieu ne défend pas Abel contre Caïn. Il défend Caïn contre lui-même. Il met en garde Caïn contre un faux maître qui flatte son indignation, et lui veut du mal. Dieu espère que Caïn transformera son indignation en une force bénéfique. Gandhi fut jeté dun wagon en gare de Petermarisburg, en Afrique du Sud, en mai 1893. Il avait un ticket de première classe, mais les lois raciales lui en interdisaient laccès. Cette nuit-là, il reçoit lillumination de sa vocation. Gandhi avait toutes les raisons dêtre enragé et de rallier des foules dindignés. Rejetant la tentation dune indignation stérile, Gandhi cherchera à devenir un homme digne, forçant lennemi à être digne et libre également. Gandhi trouvait ce combat non-violent plus efficace que lindignation pure et simple. Certes, Hessel prêche la non-violence à la fin de son pamphlet ; mais sans ascèse spirituelle, la non-violence est creuse. Les grands indignés Daprès Hessel, le motif essentiel de la résistance fut lindignation. Il dit que Sartre fut pour lui et sa génération un maître en indignation par son attachement farouche à la liberté. Hegel est pour lui un autre mentor de la liberté. Or, ceux qui connaissent Sartre et Hegel le savent bien : leur conception de la liberté est ambiguë. Par certains aspects, leur philosophie évoque le propos du révolutionnaire Chigaliov dans Les Possédés de Dostoïevski : « Partant de la liberté illimitée, jaboutis au despotisme illimité. » Sartre adula lesclavage soviétique, quand Camus et Aron sen indignèrent. Les figures qui eurent la plus grande influence sur lhistoire humaine étaient des maîtres spirituels. Le moteur de leur démarche fut souvent une immense indignation contre lampleur de la souffrance humaine. Toutefois, la liberté quils ont cherchée diffère de la liberté de Sartre ou Hegel. Du bouddhisme, retenons le Lotus de la Guirlande, où sexprime une indignation contre la perversion universelle : « Livrés à la convoitise, la haine, lignorance, la dissimulation, la malhonnêteté, la duperie, et toutes les autres afflictions, nous avons donc été nuisibles les uns aux autres, pillant, violant, tuant et faisant tout le mal possible. Tous les êtres sensibles sont comme cela (...). En réfléchissant sur moi-même et sur les autres êtres sensibles, nous agissons sans honte dans le passé, le présent et le futur, alors que les Bouddhas du passé, du présent et du futur le voient et le savent tous. » Hessel dit aux jeunes : « Indignez-vous ! », et leur donne des mots dordre contemporains pour sindigner. Mais lui-même ne simplique pas. Le Lotus de la Guirlande évoque un remords collectif exprimé à la première personne du singulier et du pluriel, pour lindignité de toujours. Devant une telle masse dindignité, le bouddhisme ne laisse pour ainsi dire aucune illusion, sauf si lon commence à vouloir se dignifier à lexemple du Bouddha, à travailler sa bouddhéité. Lapôtre Paul fut aussi un grand indigné : « Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, daccord avec la Loi, quelle est bonne ; en réalité ce nest plus moi qui accomplis laction, mais le péché qui habite en moi. Car je sais que nul bien nhabite en moi, je veux dire dans ma chair; en effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas laccomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. » (Rm 7.15-19) Hessel ne présente aucune autocritique. Un homme de sa génération ne devrait-il pas aussi se dire : « Si lesprit de la résistance au totalitarisme était si bon et généreux, comment se fait-il que notre génération nait pas préparé un monde meilleur pour les générations actuelles ? Pourquoi lêtre humain, qui se dépasse et se montre héroïque face au mal, progresse-t-il si médiocrement en temps de paix ? » Hessel est fier des acquis sociaux daprès-guerre, des conquêtes qui ont amélioré la vie quotidienne. Il se tait sur ce qui devrait tourmenter les résistants : ils ne purent empêcher leurs enfants de sennuyer et de faire la révolution de 1968. Le ressort de cette révolution ne fut pas lindignation, mais lhédonisme. Les résistants avaient fait la guerre à la haine, leurs enfants un peu gâtés crièrent : « Faites lamour, pas la guerre », avec une idée égotiste de lamour. Hessel désigne aux jeunes des motifs de sindigner. Pourquoi ne pas leur indiquer ce dont ils pourraient être dignes ? Lêtre humain nest pas créé pour sindigner mais dabord pour se dignifier. Nos sociétés savent écarter certains malheurs et revenir au calme. Elles sont peu créatives pour bâtir un bonheur collectif amenant la concorde. Or, il y a dautres choix que sennuyer ou sindigner. Il faut proclamer que la route de la dignité humaine est ouverte. Laurent Ladouce, La fin de cette réflexion, intitulée « Pour une théorie globale de la dignité humaine », est disponible sur le site web de la FPU-France http://france.upf.org/index.php?option=com_content&view=article&id=543&catid=97&Itemid=130 Des extraits de ce texte, ou sa totalité, peuvent être reproduits sans autorisation de lauteur. [1] Indignez-vous !, Indigène éditions, Montpellier : collection « Ceux qui marchent contre le vent », 2010, 32 p. (ISBN 978-2-911939-76-1) [2] Le Ressentiment dans lhistoire, Odile Jacob, coll. « Histoire », Paris, 2007, 430 p. (ISBN 978-2-6381-1874-5). [3] Colère et Temps. Essai politico-psychologique, Éditions Maren Sell, 2007. Prix européen de lessai Charles Veillon en 2008. Traduit par Olivier Mannoni. CAPLC - CAP pour la Liberté de Conscience - Liberté de Religion - Liberté de Conviction |